Interview / Erosion côtière, changement climatique, repos biologique… : Michel Ségui propose ses recettes pour une pêche responsable
Président de la Société Coopérative d’artisans pêcheurs de Grand Lahou, Michel Ségui est aussi le Vice-président de l’Association ouest-africaine pour le développement de la pêche africaine, par ailleurs président du Comité ad hoc paritaire de l’ANOPACI (Association nationale des organisations professionnelles des producteurs de Côte d’Ivoire). Il livre ici ses impressions sur la pêche artisanale, en général, non sans proposer des pistes de réflexion pour le rayonnement de la filière.
Qu’est-ce qu’un pêcheur artisanal ? En d’autres termes, en quoi consiste la pêche artisanale ?
Le pêcheur artisanal, c’est celui qui pose des dispositifs pour capturer des êtres aquatiques vivant dans les eaux, et de les faire fructifier, pour gérer sa vie, tout en apportant un bien-être social à la communauté.
Est-ce important de capturer ces êtres aquatiques vivant ?
C’est très important de les capturer vivant, car à partir du moment où ils ne sont plus vivants – on ne sait pas les causes de leur mort – certainement qu’ils ont été empoisonnés, et dans ce cas, il faut faire attention.
Comment se porte la pêche ici à Grand Lahou ?
Aujourd’hui, nous sommes confrontés à beaucoup de problèmes. C’est vrai qu’on arrive à surmonter nos difficultés, mais j’avoue que c’est laborieux. Et même plus difficile que par le passé, avec tous ces phénomènes perturbateurs.
Quels sont les problèmes que vous rencontrez ?
Nous sommes confrontés à l’envahissement des algues, qui prennent pratiquement toute la surface de l’eau, nous sommes confrontés aussi aux grands vents et aux grandes marées qui sont maintenant fréquents, et surtout au changement climatique. Sur le terrain ici, nous ressentons fortement l’érosion côtière. Je rappelle que nous pêchons de façon informelle. Or, cette érosion déplace nos zones de pêche. Ce qui fait que nous perdons nos repères. Du coup, les zones de pêche que nous repérons sont plus lointaines. Or, pour atteindre ces zones, il faut avoir des moyens colossaux. Je parle du carburant, et il nous faut déployer assez d’énergie. Quand vous allez loin dans les eaux, il y a du brouillard, et souvent, malheureusement, on enregistre des pertes en vies humaines.
De façon pratique, à quelle distance pêchiez-vous avant, et aujourd’hui, à combien estimez-vous cette distance ?
Par le passé, on pêchait auprès de la côte qui est la zone réservée à la pêche artisanale. Aujourd’hui, nous sommes obligés d’aller à 5 ou 10 km dans les eaux. Voici ce qui rend plus difficile notre activité. Aujourd’hui, la côte est totalement dégradée. Or, avec ce que nous avons appris sur le tas, il y a des arbres plantés au bord de la mer qui nous servent de repères. A partir desquels on peut faire une ligne droite. Mais l’érosion a déplacé les communautés. La moitié du village de Lahou Kpanda est sous les eaux.
Et cela vous pose des problèmes, comme vous le soutenez, parce que vous n’êtes pas suffisamment équipés, et du coup, vous perdez des pêcheurs en mers ainsi que votre matériel de travail…
95 à 97% des pêcheurs pêchent de façon informelle. Nous n’avons pas d’appareillage, et quelquefois, nous sommes surpris par les grandes marées suivies de grands vents et même de brouillard. Et le pire se produit tant bien en pertes humaines que matérielles.
Comment vous organisez-vous pour pallier ces entraves ?
C’est la sensibilisation, vu que nous sommes organisés en coopérative. Il y a un projet dénommé WACA, par exemple, qui nous accompagne. C’est un projet de gestion du littoral ouest-africain. En dehors de cela, notre coopérative fait du porte-à-porte, accompagnée par la Direction départementale de la pêche et des autorités préfectorales, pour mettre chacun face à ses responsabilités. On sensibilise les pêcheurs à l’effet de ne pas détruire leur environnement. Vous savez, les baltuvets et les mangroves, autour des eaux, sont des zones de fraicheur et de maternité du poisson. Il y a aussi l’extraction de sable. En allant prendre le sable dans l’eau, ça détruit les alevins et les pontes. Nous bénéficions surtout de l’aide de l’ADEPA (Association Ouest-africaine pour le développement de la pêche artisanale) dont je suis le Vice-président. J’étais, le mois dernier, à Set au Sénégal, aux frais de l’ADEPA, pour voir comment la résilience a pris corps là-bas. Comment ils font le repiquage des mangroves, comment ils font l’élevage des coquillages, comment les femmes s’y prennent. De retour du Sénégal, j’ai partagé mon expérience avec les autres pêcheurs.
Une de vos trouvailles, en termes de résilience, c’est le repos biologique. De quoi s’agit-il ?
Il s’agit pour nous, en accord avec les autorités administratives et les communautés villageoises, de délimiter une surface que nous n’exploiterons pas sur une certaine période (trois ou quatre mois), ce qui permet aux ressources de se multiplier. Et je pense que les pêcheurs de la ville d’Adiaké l’ont bien réussi.
Autre solution innovante, c’est ce que vous avez appelé la justice climatique. Qu’est-ce que c’est ?
A partir du moment où nous vivons la rareté des ressources, à partir du moment où nous voyons que le courant marin change de direction et que cela va de pair avec les ressources, à partir du moment où nous ressentons les grands vents, alors il faut diagnostiquer cela pour pallier ces phénomènes. C’est-à-dire comment trouver une solution pour qu’on ne soit pas lésé. Une sorte d’adaptation des pêcheurs en vue de faire face à leurs problèmes.
En quoi consiste cette justice climatique ?
Elle consiste à faire en sorte que les acteurs arrivent à surmonter le phénomène du changement climatique, en vivant de leur métier. Si par le passé ils prenaient 50 kg de poisson, et qu’aujourd’hui ils ne prennent que 15 kg, on leur remonte le moral pour qu’ils ne baissent pas les bras. Mais qu’ils en fassent une saine gestion. Entre autres solutions, l’école de pêche, dans laquelle nous nous trouvons en ce moment, forme à la pratique. Et le Directeur a accepté d’ouvrir ses portes à tous ceux qui veulent apprendre à développer ce secteur. Ils viennent et on leur donne d’autres rudiments. Avant, un pêcheur pouvait avoir un seul jet de filet pendant toute une année. Or, en sortant de l’école de pêche, tu peux te retrouver avec cinq jets de filets. Car, il y a plusieurs espèces : le thon, la sardine etc…, sans oublier que la pêche est saisonnière. Il faut avoir plusieurs engins de pêche adaptés à chaque saison.
Comment sait-on que dans telle zone il y a de la sardine, du thon ou autres espèces ?
C’est vrai que les poissons vivent tous dans l’eau, mais ils n’ont pas le même mode de vie. Il y a des poissons qu’on appelle pélagiques qui vivent en surface de l’eau. Il y en a qui sont au milieu des eaux, et d’autres qui sont tout à fait au fond. En allant en pêche, il y a des remous, des mouvements. Il faut savoir comprendre le langage des poissons. Je sais qu’au mois d’août, ce sont les grosses pièces. Donc je prépare les filets de grosses mailles. Ce ne sont pas les mêmes maillages, cela est fonction de la taille des poissons.
A part la pêche artisanale, quel autre type de pêche existe-t-il ?
Il y a la pêche industrielle et l’aquaculture qui est l’élevage des poissons. Il faut s’adapter à tous ces types de pêche. Aujourd’hui, avec l’érosion, nous faisons de plus en plus recourt à l’élevage.
La pêche est l’une des principales activités économiques de Grand Lahou. Quel est son poids financier dans les échanges ?
Grand Lahou est une ville côtière, et notre principale activité, c’est la pêche. On peut estimer le poids de la pêche artisanale de Grand Lahou à 70% des activités économiques. Car, tout est lié. En amont comme en aval, un pêcheur c’est, au bas mot, entre vingt à vingt-cinq emplois qui gravitent autour de lui. Cela passe par celui qui va décharger l’embarcation, le porteur, ceux qui font le tri, le tricycle qui va transporter le poisson jusqu’au marché, celui qui fait la découpe, celui qui envoie la glace, les mareyeuses, celui qui prend les sachets, ceux qui aiguisent les couteaux, celui qui vend le carburant, qui vend les filets, celui qui entretient les bateaux, celui qui entretient les rames et les restaurants etc… En somme, la pêche artisanale a un poids dans l’économie du département.
Peut-on dire, de nos jours, que le pêcheur artisanal vit de son activité ?
Par le passé, oui. Aujourd’hui, notre rendement a chuté de, pratiquement, la moitié. Aujourd’hui, la lagune est totalement ensablée. Avant, on avait entre 10 et 15 m de profondeur dans la lagune. Cela attirait la fraicheur. Il y avait des remontées des eaux froides. Du coup, la lagune était poissonneuse. Compte tenu de l’ensablement, les rayons de soleil font que l’eau chauffe. Et cela repousse les poissons dans les profondeurs.
Ici, nous sommes au Point de Débarquement Aménagé (PDA). En quoi consiste ce projet ?
Nous n’avons pas de structure d’accueil quand on va à la pêche. Ce qui fait qu’on enregistre un taux élevé de pertes post-captures. C’est-à-dire quand on revient de la pêche, il n’y a pas de lieux sains, hygiéniques, pour qu’on puisse traiter le poisson et le conserver. L’Etat a entendu nos doléances, et aujourd’hui, l’école de pêche est là. Et ce projet-ci est fait en collaboration avec la coopération marocaine, qui a construit ce Point de Débarquement Aménagé (PDA) qui va accueillir les pêcheurs. On y trouve des magasins de vente, des chambres froides pour conserver le poisson, le hall pour la vente du poisson, tout un tas de commodités. Et ce projet est mitoyen de l’école de pêche.
Quand est-ce que le projet rentrera-t-il en vigueur ?
Le projet n’a pas encore été livré, sinon toutes les installations sont prêtes, le reste n’est qu’une volonté politique. Comme nous l’a dit le Coordonnateur, d’ici peu, le Point de Débarquement Aménagé (PDA) nous sera livré à la suite d’une campagne de sensibilisation.
Le projet du littoral ouest-africain, vous en avez parlé tantôt, embrasse tout le littoral, est-ce cela ?
Plusieurs pays comme le Sénégal, la Mauritanie, la Côte d’Ivoire le Togo, la Gambie, en somme, tous les pays du littoral qui sont touchés par le phénomène du changement climatique sont concernés. Le démarrage de ce projet s’est fait à Grand Lahou en Côte d’Ivoire, pour s’étendre aux autres pays. Et nous-mêmes, en tant qu’acteurs, nous avons créé ce qu’on appelle le Comité Mixte. Entre nous pêcheurs des pays voisins, on communique, on se donne des informations pour pouvoir aider ce projet à avancer.
Peut-on dire, au vu de tous ces projets, que la pêche artisanale a de beaux jours devant elle ?
Aujourd’hui, la pêche ne se pratique plus comme avant où on pêchait avec tout ce qu’on trouvait. Aujourd’hui, il faut d’abord se faire enregistrer par l’Administration, déclarer vos engins de pêche, et pouvoir faire une pêche responsable. Si ce n’est pas le cas, vous-mêmes vous détruisez les ressources. On demande aux pêcheurs de ne pas détruire les mangroves. Aussi, ils les interpellent sur le fait qu’il n’y a pas de parc à bois, et que c’est le bois des mangroves qui leur sert de bois de chauffe. On détruit les ressources. Donc quand on leur dit ça, il faut trouver des solutions palliatives. Aux bonnes volontés de venir nous aider à faire des parcs à bois. Les mangroves donnent de l’oxygène, ce sont des zones de maternité des poissons. Elles récupèrent tout ce qui est rejet, de polluant qu’elles capturent et filtrent l’eau à travers ses racines. La mangrove stabilise l’érosion et stabilise le sol pour que la terre ne revienne plus.
De quelles mesures de représailles est-ce que vous disposez pour dissuader les contrevenants ?
Les chefs de villages ont imposé une amende de 100.000 F CFA à chaque pêcheur qu’on prendra avec des bois de mangrove dans sa pirogue. Ça freiné le mouvement, mais est-ce que ça va continuer ainsi ? Il faut que la loi encadre tout ceci.
Tout le monde sait qu’il y a une Police maritime. Est-ce que vous rencontrez des agents souvent sur vos eaux ?
La Police maritime est là, mais elle n’est pas dotée de moyens. Elle ne reste que sur le quai. Or, aux larges, il y a des choses qui se passent. Il faut qu’on les dote de moyens de mobilité pour pouvoir aller sur les eaux. En tout cas, moi je n’en vois pas sur l’eau. Ce qui n’est pas le cas dans des pays comme le Sénégal ou la Mauritanie. Où ces agents arraisonnent les contrevenants aux lois, et les dépossèdent de leurs avoirs. Au Maroc, ce sont des choses qui sont appliquées à la lettre. Souvent, je suis obligé de mettre mon embarcation à leur disposition, mais quand je le fait et qu’ils font des répressions, ce sont les populations qu’on me met à dos. J’ai dû arrêter cela.
Nos eaux sont-elles suffisamment garnies pour garantir les ressources en matière de pêche ?
Nous sommes le premier producteur de thons en Afrique, et 2ème dans le monde. Seulement qu’autour du thon, il y a d’autres espèces qui habitent là. Mais, si on respecte la pêche en évitant la pêche ‘‘INN’’ (Ndlr : pêche illégale, non déclarée et non réglementée) qui transcende les zones de pêche artisanale, alors on pourrait garantir nos ressources.
On a fait le tour de la question, quel est votre mot de fin ?
Je voudrais dire merci à tous ceux qui nous accompagnent, et qui partagent nos difficultés. Je pense, en premier, aux femmes, qui sont nos bailleurs de fonds. Ce sont elles qui sont en amont comme en aval. Pour la plupart, ce sont elles qui nous financent. Elles financent la pêche à 70%. En Côte d’Ivoire, on n’a pas de banque pour nous accompagner. Et ce sont les femmes du secteur, notamment les mareyeuses, qui accompagnent les pêcheurs. En achetant nos produits et en nous donnant les moyens pour exercer. De retour des larges, elles sont encore en première ligne à nous attendre, pour acheter nos produits. Le pêcheur est allé à la pêche, à son retour, il faut un langage adapté pour lui remonter le moral. Et ces femmes jouent ce rôle. Depuis notre dernière rencontre à la FAO, le monde entier commence à comprendre que la pêche doit être encadrée. Mon dernier appel va à l’endroit des gouvernants du monde entier. L’eau est source de vie. Mais de nos jours, la mer est devenue la tombe des migrants. Or, la pêche est pourvoyeuse d’emplois. Il faut soutenir la pêche pour valoriser tous ces emplois en vue de déplacer l’eldorado chez nous.
Réalisée par Aymar Dedi