Transport terrestre : Les “Badjan”, épopée d’un long règne sur les routes ivoiriennes
Pour le temps d’une séquence de lecture, retour sur un mythique engin de transport dont les premiers modèles sont sortis de chez le constructeur, il y a plus d’un demi-siècle. Voyageons donc à bord du ‘‘Badjan’’ ou ‘‘22 places’’. Quoiqu’aujourd’hui réduit à des tronçons, autrefois on en croisait partout en Côte d’Ivoire.
Pas si sûr qu’en fabriquant et/ou commercialisant dès 1965, d’abord le SG2, et par la suite ses dérivées, le SG4, tous rebaptisés en Côte d’Ivoire ‘‘Baadjamandjan’’ ou ‘‘Badjan’’ ou même encore ‘‘22 places’’, le constructeur ne pouvait s’imaginer qu’en 2022, soit une soixantaine d’années plus tard, des ‘’survivants’’ tiendraient encore la route.
Les origines des différentes appellations
Ces mastodontes, aujourd’hui d’un certain âge, fabriqués et vendus sous la marque Saviem accolée à Renault, sont encore bien visibles, singulièrement en Côte d’Ivoire, et pour beaucoup, sur des tronçons en terre. Mais, le fait au début d’avoir eu de la côte, d’abord auprès des transporteurs, puis d’avoir été mis en service sur toutes les lignes, a contribué à développer et à forger la légende autour de ce moyen de locomotion. La SG2 et ses différentes versions successives tirent leur appellation ‘‘Baadjamandjan’’ en Malinké ou ‘‘Grand cabri’’, du fait de la hauteur, à l’époque, unique en son genre. L’autre explication qui nous été fournie, c’est que le sobriquet provient de l’aptitude de ces voitures, dotées de 22 sièges assis, à pouvoir rouler aisément sur tous les tronçons, particulièrement les plus âpres.
A peine en Côte d’Ivoire, il est aussitôt adopté
En Côte d’Ivoire, c’est dans les années 80 qu’il a véritablement fait irruption dans l’univers des transports. Nous a confié le doyen Yavo Narcisse, diplômé de l’Université de Paris XIII d’un DUT option Transports et Logistique, en 1975. Un technicien qui a fait ses premiers pas dans l’administration ivoirienne par la Marine nationale en 1975, en tant que chargé d’études. 4 ans plus tard, il rejoint la Sotra en tant que formateur-enseignant dans les transports en 1979. Poste qu’il occupera jusqu’à son départ à la retraite en 2004. Pour en revenir au sujet principal, c’est-à-dire, les ‘’Badjans’’, ce passionné des questions de transports, disposant d’une collection de 500 à 1000 photos retraçant l’histoire des transports, a, avec nostalgie, rappelé qu’« à l’époque, le ‘‘Badjan’’ était partout. C’était le véhicule le plus répandu ». Mais de façon générale, il a souligné que ce sont les marques françaises qui dominaient les transports », à travers, notamment les Citroën dont les 2 chevaux (Baby), les Peugeot 403, 404, 504, 505 ainsi que les Renault. Des marques et modèles que l’ancien employé Sotra qualifiait « d’incontournables ».
Des atouts qui l’ont imposé comme le roi des routes en terre
Plus spécifiquement, l’unanimité est faite autour du ‘’22 places’’ quant à ses nombreux atouts qui, même 57 ans après les premières fabrications, ce continuent de le faire distinguer. A ce sujet, le président de la Fédération nationale du syndicat des chauffeurs de Côte d’Ivoire (FENSC-CI), Sylla Abdoulaye, a rappelé que l’un des atouts du successeur du ‘‘1000 kilos’’ est l’assistance en bas, adéquate particulièrement pour les routes en escaliers. Il a aussi souligné que sur cet aspect technique, les marques françaises « étaient les meilleures ». Il en veut pour preuve, le fait que « les premiers taxis » furent, les R6, R8, R9, les Citroën (babys, les DS). Pour en revenir aux ‘’Badjans’’, un mécanicien basé dans l’Indénié-Djuablin, et qui depuis 20 ans s’est spécialisé dans la maintenance et réparation de ce type de véhicule n’a, lui, non plus tari d’éloges. Outre la suspension en bas, « efficace », comme autres qualités, le réparateur qui a exigé l’anonymat a parlé de la chemise du moteur, qui étant « grosse », peut « supporter » la chaleur; du système de freinage, à travers le tuyau de frein qui est en cuivre et donc flexible, contrairement à celui d’autres engins qui est en fer, et donc exposé à la rouille ou susceptible de rompre. La « facilité » avec laquelle on trouve encore les pièces de rechange est un point que le mécano n’a pas voulu ignorer. En la matière, la capitale sénégalaise, Dakar, où les SG2 baptisés « rapides » y circulent encore en grand nombre, est un important point d’approvisionnement en pièces de rechange. Georges Adou, chef de production, réalisateur télé à la retraite, vice-président de la Fédération ivoirienne de cyclisme (FIC) et directeur du Tour cycliste de l’Est, parle de voitures « qui étaient plus fabriqués avec du fer », donc dotées d’une tôlerie « résistante, contrairement aux vôtres actuelles faites de polyester, mélangé à du fer». Le doyen Yavo Narcisse revient pour parler d’un moteur « pas compliqué, et qui s’adapte facilement à notre condition climatique ». Il a aussi fait cas de l’entretien et du dépannage qui, « s’ils sont maitrisés, favorisent une longue durée de vie de la voiture ». . Tout comme une « utilisation efficiente ». A côté de cela, l’archiviste, qui a révélé détenir au moins 500 à 1000 photos sur l’histoire des transports en Côte d’Ivoire, croit savoir aussi que si le ‘’Badjan’’ a eu plus de longévité que son ancêtre, le ‘‘1000 kilos’’, c’est aussi parce que le constructeur n’a pas fabriqué un autre modèle après pour le remplacer. « Donc les gens sont restés avec les uniques modèles produits ».
Les voies en terre, le dernier carré de prédilection
Pour tout ce qui vient d’être relevé, Koné Lassana dit « Lasso », conducteur de ‘’Badjan’’ à la gare d’Hiré de Divo, en déduit que« le Badjan, c’est la meilleure voiture pour le transport sur les voies non bitumées », là où « les autres véhicules ont essayé mais, au bout de 3 mois, ont regretté ». Son collègue qui se fait appeler Kilimandjaro ne dit pas autre chose : « Nos véhicules ne sont pas trop habités au goudron. Ce sont plutôt les voies difficiles que nous pratiquons ». Et un autre conducteur, Salif Ouédraogo dit Asalfo, d’ajouter pour sa part que leurs véhicules « ont besoin de bons ressorts ». Toujours au chapitre des propos laudateurs, direction dans le Lôh-Djiboua. On peut toujours encore observer passer des ‘‘22 places’’ sur de nombreuses routes de plusieurs contrées. A Divo, on citera les liaisons Zikidies-Gnaman-Dairo-Gly-Gbagbam-Gonmèleberi-Daihiri puis Zégban, juste à quelques encablures de Fresco, ou encore Dairo-Hermankono-Guitry. Toujours dans le Lôh-Djiboua, donc au Sud-ouest avec Lakota. A partir de cette localité, c’est encore le ‘’Badjan’’ qui fait office de moyens pour le transport voyageurs en direction de Gnompombrou et de Godelilié. Lorsqu’on remonte un peu, au Centre-ouest dans le Gôh, on a Serhio-Guehio-Sassandra, à partir de Gagnoa et Behibro-Kouassikro (sous-préfecture de Serhio), également à partir de Gagnoa. Non loin de là, Oumé. Pour accéder à cette ville, depuis Guepahouo via Loua, Dokouya et Brozan, ce sont encore les ‘’Badjans’’. A l’Ouest, dans le Tonkpi, les ‘‘22 places’’ demeurent tout aussi très prisés sur les 48km qui séparent Man de Kouibly. Il en est de même à l’Est, dans l’Indénié-Djuablin, précisément entre Abengourou et Bettié, en passant par Apouasso, Zaranou, Ebilassokro, Apprompron, Diamarakro, Akrebi et Akacomoekro. Dans cette même partie frontalière avec le Ghana voisin, on a Bondoukou d’où partent ces véhicules soixantenaires pour Nassian, Taoudi, Tagabi, Pelogodi, Téhini. Entre Bouna et Kong, le service de transport pour les voyageurs est assuré par les ‘’Badjans’’. C’est le même type d’engin qui est utilisé pour rallier les localités de Bouna à Sandégué, en passant par Nassian : de Dikodougou, Mankono et Dianrra, à partir de Korhogo ainsi que de Mankono à Tomono. Ces différentes liaisons sur lesquelles on ne voit que les ‘‘22 places’’ sont la preuve, si besoin en est, que ces engins se sont imposés comme les véritables maitres incontestés sur ces voies pour des déplacements qui ne sont pas de tout repos, du fait du mauvais état de la route.
Les raisons d’une disparition prévisible
C’est que les 74 000km de routes en terre que compte le réseau routier ivoirien (dont 8 093 primaires, 24 167 secondaires et 42 244 tertiaires), terrain de prédilection des ‘‘22 places’’ sont de plus en plus réduits par la construction de nouvelles voies goudronnées, notamment durant ces 12 dernières années. Une métamorphose qui favorise l’arrivée de véhicules de transport dit de dernière génération, encore plus confortables notamment dotés de climatisation, de zone wifi, d’écran télé. Dans tous les cas, l’arrivée du brume a toujours fait reculer celle du ‘’Badjan’’. Pour s’en rendre compte, notons que les ‘‘22 places’’ ont disparu sur l’axe Man-Gbonné (9km), fraichement bitumé. C’est le même constat pour la liaison Sataman Sokouro-Sataman Sokoura-Dabakala-Bouaké par le quartier Belleville, en chantier. Mais déjà, les voyages par les ‘‘22 places’’, c’est de l’histoire ancienne. Un opérateur économique qui a requis l’anonymat, et qui croît savoir l’origine de la disparition progressive des SG2 et autres modèles qui ont suivi est remonté dans le temps pour en donner quelques informations sur le sujet. L’homme d’affaires a expliqué que « si ces engins, qui par le passé avaient de la côte ont commencé à tomber dans les oubliettes, c’est que le coût d’achat élevé à l’époque y a été pour quelque chose». Une situation, a poursuivi notre interlocuteur, qui « a coïncidé » avec l’arrivée de marques japonaises telles Dahiatsu Motor Co et Dyna du groupe Toyota dont, justement, les coûts d’acquisition étaient « relativement bas » que des marques déjà présentes sur le marché. Au nombre des villes qui accueillent les ‘’Badjans’’ en grand nombre et soulagent les populations dans leurs différents déplacements, il y a notamment la localité de Bettié. Anoh Kouao Stéphane, fils de ladite région, est sûr et certain, « même si c’est avec beaucoup de regrets » qu’il constate leur disparition un jour où l’autre. « Il y a quelque chose de fort, une sorte de symbole, d’appropriation et de fusion entre ces véhicules et les populations depuis de nombreuses années », a-t-il commencé par dire. Mais en même temps, il a ajouté que leur souhait est de ne pas voir « éternellement » ces véhicules, singulièrement sur la ligne Bettié-Abengorou qui a assez besoin d’engins de transport « plus confortables ». Une aspiration qui, a précisé Anoh Kouao, « doit être précédée du bitumage effectif » du tronçon long d’environ 100km. Aussi, la modernisation du secteur des transports imposée par le renouvèlement de la flotte dans toutes les régions du pays a permis l’acquisition d’engins flambant neufs. Une aubaine pour que les transporteurs puissent justement, rajeunir leur parc. Ce qui n’est pas forcément dans les possibilités de tous. D’où le plaidoyer de la Fédération nationale du syndicat des chauffeurs à l’endroit des autorités. Cette entité, par la voix de son président, souhaite que cet accompagnement tienne compte de la grande précarité de plusieurs acteurs qui ne peuvent s’offrir un nouveau véhicule. Aussi, il est vrai que dans l’un de ses tubes à succès « Gbaka », sorti en 1976, l’artiste Daouda le Sentimental rappelait que « tous les quartiers d’Abidjan ont leurs lignes de ‘’Badjan’’ ». Bien loin cette époque. En 2022, ce constat n’est presque plus avéré.
Le ‘‘22 places’’ en voie de disparition. Les liaisons Anono, Locodjro et Akouédo-Village à partir d’Adjamé, des exceptions
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il existe bel et bien des lignes sur lesquelles les ‘’Badjans’’ sont encore en circulation à Abidjan. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les quartiers Locodjro (Attécoubé) et villages d’Anono et d’Akouéo (Cocody) disposent encore de ‘’Badjans’’ sur leurs lignes de minicars desservant Adjamé. Sur des tronçons donc asphaltés. Un détour à Adjamé, à la « Gare de Bingerville », à quelques encablures du « Marché Gouro », points d’embarquement ou de débarquement de passagers en provenance des deux villages susmentionnés, nous fait savoir davantage. La raison qui fait que l’utilisation des ‘’Badjans’’ est encore d’actualité sur ces quelques lignes, assure le président de la FENSC-CI Sylla Abdoulaye, c’est que la plupart des transporteurs n’ont pas eu les moyens « de se mettre au goût du jour », en s’offrant les autres types de véhicules qui, successivement, ont été en vogue à une certaine époque. Aussi, parce que « des mécaniciens ont réussi à produire des pièces adaptées à ces engins », a encore mentionné le transporteur. Mais une chose est sure, à côté des ‘‘22 places’’ dont beaucoup ne disposent d’aucun document, d’autres véhicules circulent encore sur nos routes. C’est le cas par exemple des Peugeot 504 sur l’axe Toumodi-Yamoussoukro ; des vieilles Mercedes baptisées ‘’bouda-bouda’’ qui desservent Port-Bouët 2 à Yopougon ou Abobo-BC et Abobo-Habitat ; des Renault 9, toujours en activité à Bingerville. Tout comme des Peugeot 505 sur l’axe N’Djem-carrefour Jacqueville.
Après 30 ans de service sans accident, un ‘’Badjan’’ lui est offert à son départ pour la retraite
Il se nomme Mory Koné, premier ivoirien à être embauché à la Sotra en septembre 1960 avec comme matricule initial, le numéro 002. Le matricule 001 était détenu par Jacques Mouchargue, premier Européen à exercer chez le transporteur, et qui a embauché l’Ivoirien. Entré comme conducteur, Koné Mory a fait tous les circuits de conducteur : conducteur de lignes urbaines. Une promotion lui a permis de passer à conducteur de service université, puis conducteur de service de tourisme. En décembre 1990, à son départ pour la retraite, il avait totalisé 30 ans de service sans faire d’accident. Le groupe Renault-Saviem, l’un des actionnaires à l’époque de la Sotra, lui a offert un ‘’Badjan’’ tout neuf, au cours d’une grande cérémonie.
Mathias Kouamé